Nous passons maintenant à l'étage inférieur du Carreau du Temple.
Dans le stand "Panopticum Berlin" je me suis attardée devant des dessins assez spéciaux par leur sujet et leur format, pour en observer la technique et les hachures.
En les regardant de près, j'ai remarqué que tous ces dessins présentent la même caractéristique. Ils sont faits en deux partie : d'un coté des personnages, en hachures blanches sur fond noir :
et de l'autre des intérieurs de batiments, en hachures noires sur fond blanc :
J'ai remarqué le style très différent de ces deux catégories de hachures. Les dessins ont un format très particulier, très allongé, donnant une vision panoramique de l'espace. Les personnages et l'aspect des pièces de ces batiments sont troublants. On devine quelque chose ayant à voir avec l'univers carcéral, avec des habitats collectifs, des groupes de personnes, des évènements historiques. Ces dessins sont intrigants et suscitent une forme de malaise. Je me suis demandée qui étaient ces gens et ce qui leur arrivait, où ils étaient. Que représentaient ces dessins ? Et pourquoi ?
J'ai cherché le nom de l'artiste, mais j'ai seulement trouvé la mention "Panopticum Berlin".
Nom d'une galerie, nom d'un groupe d'artistes ?
La recherche de "Panopticum Berlin" sur le net m'a conduite à un site. Les explications qui suivent (sauf définition wikipédia) en sont extraites. La traduction m'en a été fournie par le moteur de recherche. J'ai essayé de l'améliorer autant que possible.
En fait, Panopticum Berlin n'est ni une galerie ni un collectif d'artiste, c'est un projet. Celui de réaliser et accumuler des dessins présentant une forme bien particulière, dans un format particulier, et sur un sujet particulier. Le thème en est le panoptique et sa psychologie. Deux artistes néerlandais, Wim Hardeman (1958) et Onno Schilstra (1961), sont à l'origine de ce projet, qu'ils développent depuis 2006. Ils vivent en alternance à Amsterdam et Berlin.
Panoptique est un mot qui m'était complètement inconnu.
Voici la définition qu'en donne Wikipédia :
"Le panoptique est un type d'architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham et son frère, Samuel Bentham, à la fin du XVIIIe siècle. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce dispositif devait ainsi créer un « sentiment d'omniscience invisible » chez les détenus. Le philosophe et historien Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), en fait le modèle abstrait d'une société disciplinaire, inaugurant une longue série d'études sur le dispositif panoptique."
Un panoptique est donc un type de bâtiment dont l'architecture facilite le contrôle central. Il a été conçu au 18ème siècle, à l'origine pour les prisons et les asiles, mais le principe a également été utilisé pour les hôpitaux, des camps militaires, des jardins zoologiques, des écoles et des musées.
Au 19ème siècle, "panoptique" est devenu synonyme de lieux où ont été exposées des collections de spécimens, «bizarreries», vivantes ou sous forme de modèles en cire : les criminels et les fous, mais aussi des phénomènes de la nature, les gens «de race différente», et des animaux exotiques.
Forme :
Les dessins de Panopticum Berlin sont figuratifs et méticuleusement conçus, et chaque dessin relève de l'une des deux catégories suivantes : une catégorie ne montre que les bâtiments, la seconde représente seulement les personnes. Un dessin d'une catégorie est toujours associé à un dessin de l'autre catégorie, ce qui laisse les spectateurs avec une nette impression que les bâtiments et les gens sont en quelque sorte liés.
Les dessins sont exécutés à la plume et encre noire sur papier blanc, ou au crayon blanc et encre sur papier noir. Ils mesurent 13,5 cm, 23 cm ou 30 cm de hauteur et leur largeur varient en taille de 13,5 cm à 240 cm. Suivant les dessins, ce sont des gravures en taille-douce, qui combinent manière noire et pointe sèche.
De quelle manière est réalisé chaque "panoptique" ? Chaque travail individuel est composé de deux types de dessins, créé par deux paires de mains. Ils montrent les structures qui permettent le regard panoptique, et les comparent avec les "spécimens", les gens qui sont observés et exposés.
Les dessins qui montrent les bâtiments et les lieux sont exécutés au stylo noir fin sur papier blanc. Ils cherchent par leur code graphique à présenter un aspect documentaire. Celui de documents historiques, d'images d'une autre époque - même si ce n'est pas réellement le cas.
Le deuxième type de dessins, ceux qui montrent des gens, sont mis en œuvre au crayon blanc sur un papier enduit de gesso noir. Ces dessins sont plus près de la peau, même s'ils partagent en partie le détachement documentaire qui imprègne les autres dessins. Cependant, le style est plus enlevé, et montre des personnes qui sont dépeintes par une texture presque tangible. Texture est peut être une expression qui n'est pas normalement appliquée à l'homme ; mais elle convient à ces dessins. Les dessins semblent suggérer que ces personnes sont de la matière, avec une texture qui peut être étudiée comme sous un microscope.
Contenu :
Les artistes travaillent sur une définition étendue du terme panoptique. Dans son sens originel, le panoptique est plus notoirement appliqué dans les prisons, un grand hall vide entourant le poste de guet fournit les angles de vue nécessaires à la surveillance. Ainsi, le contrôle est obtenu par l'observation permanente, ou plus précisément, par la menace de l'observation permanente. Les détenus ne savent pas s'ils sont réellement surveillés ou pas.
Le sujet de Wim Hardeman et Onno Schilstra est plus largement le regard de contrôle. Il s'agit de la façon dont les gens observent d'autres personnes dans les lieux publics. Les dessins donnent à penser que le «regard panoptique" ne se limite pas aux prisons, mais est présent dans toutes sortes d'endroits dans lesquels les gens sont mis en groupes, comptés, vérifiés, et normalisés, et où les bâtiments sont adaptés à cet effet.
Le panoptique symbolise la façon dont le pouvoir est exercé par l'observation et est ancré dans l'architecture. Le mécanisme a été décrit en détail par Michel Foucault dans Surveiller et punir : la naissance de la prison. Ce livre est d'une grande importance pour les deux créateurs de Panopticum Berlin, et, dans une certaine mesure, leur travail est le reflet de ce que le livre décrit.
Cependant, Panopticum Berlin est également une expression du regard panoptique dans les temps passés et présents observé par les artistes eux-mêmes. C'est leur panoptique - et en dessous se cache la question : est-ce notre panoptique aussi ? Ce n'est pas par hasard que les artistes font une partie de leur travail à Berlin - une ville qui leur offre d'innombrables possibilités panoptiques.
Les dessins montrent, outre les prisons, les salles d'interrogatoire, salles de douche publique, places de la ville, les laboratoires, toutes sortes de sites où le regard panoptique est, pour ainsi dire, "commis". Les créateurs ne se font pas les ambassadeurs du regard panoptique, ni ne portent de jugement ; à la place, ils se présentent comme des inquisiteurs passionnés. Ils examinent le regard panoptique, en étudient ses variantes, la manière dont les plans des batiments déterminent le flux des regards, et tentent d'établir comment ce flux affecte ceux qui y sont soumis.
Psychologie du panoptique :
Qu'est-ce, alors, que la psychologie du panoptique ? La psychologie apparaît dans la façon dont les artistes rendent le monde panoptique. Si on devait résumer l'atmosphère en quelques mots, ce serait belle mais menaçante. Les gens dans ces images n'apparaissent jamais complètement à l'aise. Ils font la queue, leurs particularités sont étudiées de près. Mais le style du dessin améliore leur situation, il adoucit la difficile évaluation clinique à laquelle ils sont soumis.
On pourrait voir ces dessins comme un théâtre, où l'on est en mesure d'examiner la façon dont les gens sont touchés quand ils sont considérés comme des objets. Comment être observé marque leur expression et leur posture. Bien sûr, certaines personnes sont robustes, pas facilement déconcertées. Mais la plupart des gens sont faibles : ils sont ternis par le regard panoptique. Et cela, bien sûr, c'est l'intention.
Le regard porté par chaque "panoptique" sur les personnages est un regard qui est concerné par les gens eux-mêmes, ce qui est en eux, leur caractère. C'est un regard qui inspire la compassion. Évidemment, un tel œil empathique ne conviendrait pas à la prison panoptique : il bouleverserait le système. Le système fonctionne lorsque les humains ne sont que des pions, silhouettes dans la lumière qui passe à travers la fenêtre de leur cellule, et visible seulement quand ils se déplacent. Les gardes doivent restreindre leur point de vue afin d'être fidèle au système. Pensez aux nazis, qui n'ont pu mettre en œuvre leur «programme» que par la grâce d'un tel point de vue systématique de l'humanité. Dès que l'autre devient une personne réelle, avec un passé, un parfum, un personnage qui pourrait réveiller la compassion, l'ordre existant est sous la menace. Le système a besoin d'un œil impassible.
Dans "Panopticum Berlin", le regard serein du système se confond avec le point de vue de l'individu. Ce n'est pas seulement visible dans la façon dont les gens sont réalisés. Cela apparaît aussi dans le rendu des sites et des bâtiments - idéalisé, dans un sens, mais désolé. Édifices d'une époque révolue, où l'on voudrait se promener, parce qu'ils ont été construits avec une telle beauté et une telle ingéniosité, même si l'ingéniosité était mauvaise. Les dessins provoquent un mélange bizarre de sentiment de détachement et de fascination.
Extrapolation :
Panopticum Berlin, prend ses racines dans l'intérêt porté au règne du regard. Un tel intérêt convient aux artistes, dont le «cœur de métier» est, après tout, de voir.
En suivant simplement les traces des artistes, en se demandant comment l'observation est organisée dans les espaces publics, l'étude est facilement extrapolée à d'autres situations, d'autres bâtiments. Les angles de vue, par exemple, existent dans les centres commerciaux, les parkings, les aéroports; endroits où, en plus de la planification des chemins d'accès physiques, on a procédé à la mise en place de systèmes de caméras de surveillance.
Qu'en est-il des points de vue qui sont servis par les médias : images de personnes perturbées ou malades, de suspects ou de criminels ? Les personnes qui sont présentés par la photographie, - on pourrait dire, stigmatisées - comme les auteurs ou les victimes, comme étant hors de combat ou hors d'usage. On sent le regard du public reposant sur eux, en les marquant sur la scène publique. Les gens peuvent être catalogués et condamnés par l'œil impassible des médias bien avant qu'ils aient vu un juge, tout simplement parce qu'ils ont été exposés au public. Telle est la puissance du regard.
Vous trouverez sur le site de Panopticum Berlin des images en haute définition des dessins.
Ce qui m'intéresse :
- le sujet, étonnant,
- les dessins, aussi fascinants et aussi gênants que ce qu'ils décrivent,
- la dualité dans la forme,
- la réalisation à quatre mains
- le fait que ce soit une collection de dessins qui continue à s'enrichir, ce qui est en accord avec le contenu (collections de personnages humains)
- l'importance donnée aux espaces, et leur esthétique
- la vision panoramique, en accord avec le sujet
- le choix du langage graphique et le sens qu'il apporte.
Ils s'agit de considérer le regard et ses effets.
- Quel regard on porte sur la différence. Les gens que l'on considère comme des "specimens", malades, handicapés, étrangers, différents par la culture, la classe sociale, l'âge, le sexe.
- De quelle manière le regard porté transforme l'individu en objet.
- Comment on se comporte quand on passe devant une terrasse de café et que l'on est soumis aux regards, quel regard on porte sur les gens quand on est assis à la terrasse d'un café.
- Comment le fait de réaliser qu'une caméra est braquée sur nous dans les endroits publics pèse sur notre façon d'être, y-a-t-il un observateur derrière l'écran ?
- Quel regard est porté sur les accidents.
Cela amène à une reflexion, et là, le mot réfléchir prend tout son sens. On regarde et l'image de nous en train de regarder, nous est renvoyée comme par un miroir.