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31 décembre 2013

La fin du livre - la montagne de l'âme - Gao Xingjian

Je viens de finir la lecture de "la montagne de l'âme". Maintenant que j'ai terminé, la question qui se pose est  : est-ce que je continue mes articles à ce sujet ? Ou bien est-ce que j'arrête sur ce chapitre 10 qui se suffit presque à lui même... Je pense que je vais passer à la suite, l'oeuvre peinte. Mon objectif était d'écouter l'auteur, pour mieux voir ses peintures. Une rencontre humaine et rien de plus. Mais rien de moins. Gao Xingjian partage beaucoup dans ses écrits. Il partage tout en fait. Continuer à publier trop d'extraits me ferait l'effet de dévoiler son intimité. Vous lirez le livre si vous le souhaitez :)

Maintenant je vais refeuilleter "De la création" que j'ai déjà lu deux fois. Peut-être alors des extraits de ce texte en même temps que d'autres images de ses peintures ? On verra.

Une année se termine. Elle laisse entrevoir les combats à venir. Je vous souhaite à tous bon courage, et dans ces jours un peu particuliers où on dit au revoir au passé et où on aborde l'avenir, d'attaquer le reste du chemin d'un bon pas et en bonne compagnie.

Je vous embrasse, en vous souhaitant de cultiver votre regard d'enfant. Bonne année à tous :-)

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26 décembre 2013

La montagne de l'âme - Chapitre 10 - Coté noir - Gao Xingjian

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Gao Xingjian

Chapitre 10 : (je)

"Le brouillard gris est revenu dans mon dos, sans se soucier des fossés, des anfractuosités du terrain, des troncs d'arbres couchés. Je n'ai aucun moyen de fuir devant lui et il me rattrape, sans hâte. Je suis enfoui dans le brouillard. Le paysage a disparu devant moi, tout est indistinct. Seules restent dans ma tête les sensations que je viens d'éprouver. Comme je reste perplexe, un rayon de soleil perce au-dessus de moi et illumine la mousse qui couvre le sol. Alors je découvre sous mes pieds un étrange monde végétal avec, lui aussi, ses chaînes de montagne, ses prairies et ses bosquets d'un vert étincelant. Le temps que je m'accroupisse, le brouillard est revenu et s'est répandu partout, comme sorti de la main d'un prestidigitateur, ne laissant qu'une étendue grisâtre indistincte.

Je me relève. J'attends, perdu. J'appelle, sans réponse. J'appelle une nouvelle fois, mais j'entends seulement ma propre voix triste et tremblante qui s'éteint. Toujours pas de réponse. Aussitôt la peur m'étreint. Elle monte depuis la plante de mes pieds et mon sang se glace. J'appelle encore, toujours sans réponse. Autour de moi, seule l'ombre noire des sapins, tous identiques. je me mets à courir, je crie, je me précipite à gauche, à droite, je perds la raison. Je dois me calmer, revenir à mon point de départ, non, je dois d'abord essayer de m'orienter, mais, partout autour de moi, se dresse l'ombre des sapins noirs. Pas un seul point de repère. J'ai déjà tout vu, mais c'est comme si je n'avais rien vu. Les veines à mes tempes palpitent avec force. Je comprends que la nature m'a joué un tour, à moi, le minuscule homme sans croyance qui n'a peur de rien et se donne de grands airs.(....)

Je crie. (....) Mes propres cris me font dresser les cheveux sur la tête. Je croyais qu'en montagne il y avait toujours de l'écho. Même l'écho le plus triste et le plus solitaire serait mieux que ce silence terrifiant. Ici, le son se perd dans l'atmosphère saturée d'humidité et l'épais brouillard. Je réalise alors que je n'arriverai même pas à faire porter ma voix et je tombe dans le plus complet découragement.

Sur le ciel grisâtre se détache la silhouette singulière d'un arbre ; il est penché, son tronc est divisé en deux parties de la même taille qui poussent droit, sans branches ni feuilles. Complètement dépouillé, il doit être mort ; il ressemble à un harpon gigantesque et monstrueux désignant le ciel. Je me dirige vers lui. En fait, il est situé à la limite de la forêt. En dessous doit se trouver la gorge sombre, cachée par le brouillard ; c'est donc une direction qui mène droit à la mort. (....)

A cet instant, je ressemble à un poisson pris dans les filets de la peur, percé par un gigantesque harpon : il se débat sans pouvoir changer son destin, sauf par miracle. Mais dans ma vie, n'ai-je pas toujours attendu un miracle ?"

25 décembre 2013

Joyeux Noël !

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Je vous souhaite l'essentiel :-)

24 décembre 2013

La montagne de l'âme - Chapitre 10 - Coté blanc - Gao Xingjian

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Gao Xingjian

Le chapitre 10 est le plus beau depuis le début du livre. J'y consacrerai deux articles, intitulés "coté blanc" et "coté noir", vous verrez pourquoi.

 

Chapitre 10 : (je)

"Sur la mousse des troncs d'arbres, sur les rameaux des branches au-dessus de ma tête, sur les lichens qui pendent come de longues mèches de cheveux, dans les airs même, l'eau suinte partout, sans que l'on sache d'ou elle vient. De grosses gouttes, brillantes et scintillantes, coulent sur mon visage, une à une, et glissent le long de mon cou, glaciales. A chaque pas, je foule l'épaisse mousse veloutée et souple qui s'est accumulée, couche après couche. Elle vit en parasite sur les troncs des arbres gigantesques couchés au sol, mourant et se renouvellant sans cesse. (....)

On pénètre dans une sombre forêt de tilleuls et d'érables. Les pépiements incessants des mésanges dans les bosquets de catalpas effacent tout sentiment de solitude. (....)

Entre les gros troncs des sapins, quelques azalées de montagne de plus de quatre mètres de haut sont couvertes de fleurs rouges toutes fraîches. Les tiges penchées ont l'air de ne plus pouvoir supporter cette luxuriante beauté. Elles sèment leurs énormes pétales au pied de l'arbre, exposant sereinement la splendeur infinie de leur teinte. Cette merveille de la nature à l'état brut fait de nouveau naître en moi un indéfinissable regret. Mais ce regret ne concerne évidemment que ma personne, il n'a rien à voir avec la nature elle-même.

Partout, d'immenses arbres morts cassés à mi-hauteur par le vent et la neige. Je passe entre ces énormes troncs dressés qui me forcent au silence. Souffrant du désir de m'exprimer, devant cette solennité, je perds mes mots. (....)

Il me tire violemment pour m'obliger à m'accroupir, puis se relève aussitôt. Entre les troncs d'arbres, deux gros oiseaux gris-blanc, grêlés, aux pattes rouges, marchent à pas pressés dans la pente. j'avance doucement et aussitôt, le silence est rompu par le claquement des battements d'ailes.
- des faisans des neiges, dit-il.
En un instant, l'air semble s'être figé de nouveau ; le couple de faisans des neiges gris-blanc, grêlés, aux pattes rouges, pleins de vie, semble n'avoir jamais existé, telle une hallucination. Il n'y a que l'immense forêt immobile et sans fin, mon existence m'apparaît tellement éphémère qu'elle n'a plus de sens. (....)

Ici ni lichens, ni bosquets de bambous-flèches, ni buissons, les larges espaces entre les arbres rendent la forêt plus claire et la vue porte au loin. Et, au loin, une azalée d'une blancheur immaculée, élancée et pleine de grâce, provoque un irrépressible enthousiasme par son extraordinaire pureté. Elle grossit au fur et à mesure que j'approche. Elle porte de grosses touffes de fleurs aux pétales encore plus épais que ceux de l'azalée rouge que j'ai vue plus bas. Des pétales d'un blanc pur qui n'arrivent pas à se faner jonchent le sol au pied de l'arbre. Sa force vitale est immense, elle exprime un irrésistible désir de s'exposer, sans contrepartie, sans but, sans recourir au symbole ni à la métaphore, sans faire de rapprochement forcé ni d'association d'idées : c'est la beauté naturelle à l'état pur.

Blanches comme la neige, luisantes comme le jade, les azalées se succèdent de loin en loin, isolées, fondues dans la forêt de sapins élancés, tels d'inlassables oiseaux invisibles qui attirent toujours plus loin l'âme des hommes. Je respire profondément l'air pur de la forêt. Je suis essouflé, mais je ne dépense pas d'énergie. mes poumons semblent avoir été purifiés, l'air pénètre jusqu'à la plante de mes pieds. Mon corps et mon esprit sont entrés dans le grand cycle de la nature, je suis dans un état de sérénité que je n'avais jamais connu auparavant."

23 décembre 2013

La montagne de l'âme - Chapitre 5 à 9 - Gao Xingjian

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Gao Xingjian

Chapitre 5 : (tu)

"Tu l'as rencontrée près de ce pavillon. C'était une attente diffuse, un espoir vague, une rencontre fortuite, inattendue. (....) Comme toi, elle regarde les montagnes qui s'étendent à perte de vue sur l'autre rive et toi, tu ne peux t'empêcher de la regarder. (....) Tu t'éloignes, mais en toi-même tu penses à elle et, quand tu retournes devant le pavillon, elle a disparu. Il fait déjà sombre." (....)

Tu t'appuies sur son épaule, elle ne s'écarte pas. Vous ne dites plus rien, vous avancez en suivant les bordures blanchâtres des rizières. (....)

Elle part brusquement et disparaît, comme une histoire ou comme un rêve."

 

 Chapitre 6 : (je)

"Le camp d'observation des pandas, situé à deux mille cinq cents mètres d'altitude, est partout imbibé d'eau. Ma literie est saturée d'humidité. J'y ai déjà passé deux nuits. Dans la journée, je porte le blouson de duvet fourni par le camp. Mon corps est moite d'humidité. Le seul moment agréable vient lorsque l'on mange devant le feu en savourant une soupe chaude. Une grosse marmite en aluminium est accrochée par un fil de fer à la poutre de l'abri qui sert de cuisine. Sous elle, les branches qui sont empilées n'ont pas été refendues. Elles brûlent au fur et à mesure sur les cendres. De hautes flammes s'en élèvent et tiennent lieu d'éclairage. Chaque fois que nous nous mettons autour du feu pour manger, un écureuil vient immanquablement à côté de la cuisine et roule ses yeux tout ronds. Et c'est seulement au moment du repas du soir que les hommes peuvent se réunir. On plaisante. (....)

Ils sont depuis de longues années au fond des montagnes. Ils ont dit tout ce qu'ils avaient à dire. (....) Au camp, ils n'ont pas de journaux, n'écoutent pas la radio, (....) ce monde bruyant, trop lointain pour eux, est resté dans les villes.(....)

Dans mes couvertures humides, couché tout habillé, je ne parviens pas à me réchauffer. J'ai l'impression que mon cerveau aussi est gelé. (....)

J'entends un claquement à la fois clair et lourd qui se répand dans le vallon.
- ça vient du Roc blanc, dit quelqu'un.
- Merde, ils braconnent, jure un autre. (....)

On a soudain l'impression d'entendre les pas d'un animal sauvage. Ici c'est le monde des bêtes sauvages, et pourtant, l'homme ne les laisse pas en paix. De tous côtés, dans l'obscurité, on devine agitation et mouvement. La nuit n'en paraît que plus dangereuse et réveille en toi cette crainte permanente d'être épié, suivi, près de tomber dans un piège. Impossible de retrouver la sérénité que tu réclames si ardemment.. (....)

Comme le jour va poindre, deux coups de feu retentissent encore au-dessous du camp. Leur écho, oppressant, se prolonge longuement dans le vallon, telle la fumée du canon qui flotte au moment de la décharge, sans vouloir se dissiper."

 

Chapitre 7 : (tu)

"Tu es seul dans le pavillon, comme un idiot, faisant semblant d'attendre un rendez-vous qui n'a jamais été fixé, une femme qui a disparu sans laisser de trace, comme un rêve en plein jour. Au fond, tu vis de manière ennuyeuse, aucune étincelle ne vient troubler ta vie banale, aucune passion, tu ne fais que t'ennuyer. As-tu encore l'intention de recommencer ta vie, de connaître, d'expérimenter ? (....)

Et finalement, tu revois sa silhouette. Et tu lui dis que tu pensais qu'elle reviendrait."

 

Chapitre 8 : (je)

"Il éclate de rire puis, essouflé, se repose un peu en s'appuyant sur son pic :

- J'ai réchappé plusieurs fois à la mort dans mon existence, mais jamais à cause des griffes des animaux sauvages. J'ai été enlevé par des brigands (....) une autre fois c'était pendant un bombardement japonais. (....) La troisième fois, c'était quand on m'a dénoncé (....) et envoyé en rééducation dans une ferme. Pendant la période de catastrophes naturelles, il n'y avait plus rien à manger (....) et j'ai failli mourir. Jeune homme, la nature n'est pas effrayante, c'est l'homme qui est effrayant ! Il te suffira de te familiariser avec la nature et elle se rapprochera de toi. L'homme, lui, s'il est intelligent bien sûr, est capable de tout inventer, depuis les calomnies jusqu'aux bébés-éprouvettes, mais en même temps il extermine chaque jour deux ou trois espèces dans le monde. Voilà la supercherie humaine." (....)

"Pourquoi, au fond, étais-je venu dans ces montagnes ? Etait-ce pour expérimenter la vie dans ces camps de recherche scientifique ? Quel sens avait ce genre d'expérience ? Si c'était seulement pour fuir les difficultés que je rencontrais, il y avait un moyen encore plus facile. Peut-être pensais-je découvrir une autre vie ? M'éloigner le plus possible du monde terriblement ennuyeux des humains. Puisque je fuyais le monde, à quoi bon communiquer avec les hommes ? Le vrai tracas venait de ce que je ne savais pas ce que je cherchais. Trop de réflexion, de logique, de sens ! La vie elle-même n'obéit à aucune logique, pourquoi veut-on en déduire sa signification avec logique ? Et puis, qu'est-ce que la logique ? Je crois que je devrais me détacher de la réflexion, car de là vient mon mal."

 

Chapitre 9 : (tu)

"Tu as besoin de te prouver à toi-même que tu es encore capable d'attirer les jeunes filles. Et elle finit par te suivre. Vous suivez la digue en remontant la rivière. Tu as besoin de rechercher le bonheur, elle a besoin de rechercher la souffrance. (....)
Est-ce que je porte la malchance ? demande-t-elle.
Simplement, tu t'en veux à toi-même. Tu as tendance à te faire du mal à toi-même.
Tu fais exprès de la taquiner.
Pas du tout, la vie est remplie de souffrances ! l'entends-tu crier."

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22 décembre 2013

La montagne de l'âme - Chapitre 4 - - Gao Xingjian

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Gao Xingjian

Chapitre 4 : (je)

"Je pars en flânant sous une pluie fine. Je n'ai plus marché dans un tel paysage de pluie et de brume depuis des années. Je passe près du centre de soins cantonal de Wolong qui paraît abandonné ; dans la forêt, règne un calme parfait seulement interrompu dans le lointain par le chuintement d'un torrent. Je n'ai plus ressenti une telle insouciance depuis longtemps. Plus besoin de réfléchir, je laisse mon esprit vagabonder. Pas l'ombre d'un homme ou d'une voiture sur la grand-route, tout est vert, c'est le printemps." (....)

"Je contemple la montagne verte perdue dans la brume en face de moi. On distingue une descente de bois escarpée de couleur grisâtre. La couverture végétale est déjà totalement détruite. Autrefois, avant que la route ne parvienne jusqu'ici, les deux versants devaient être couverts de forêts épaisses. J'ai toujours eu envie d'aller dans la forêt primitive, sans pouvoir dire pourquoi cela m'attire autant.

La pluie fine ne cesse de tomber, de plus en plus serrée, formant un écran léger recouvrant les crêtes montagneuses, estompant les vallons et les ravins. Un tonnerre sourd et indistinct gronde derrière les sommets. Je réalise soudain que le bruit que j'entends le plus, c'est celui de la rivière en contrebas de la route. Il ne cesse jamais, rugissant toujours, avec le même débit violent. La rivière qui descend des montagnes enneigées pour se jeter dans la Minjiang coule avec une impétuosité pleine d'une énergie dangereuse et oppressante que les cours d'eau des plaines ne possèdent jamais."

 

Les chapitres du livre se suivent et ne se ressemblent pas, très différents dans le style. Certains chapitres ont des phrases très courtes et très simples, proches du langage oral, dans d'autres on retrouve ce style d'écriture, que je trouve moi d'une lecture plus agréable. Ecrit à la première personne, l'identification au personnage y est plus facile. On a pas cette mise à distance bizarre provoquée par le "tu".

J'aime les chapitres en "je", où le personnage vit pleinement l'instant présent et où on vit les sensations avec lui. Curieusement dans les chapitres en "tu" je trouve qu'on a la position d'un voyeur épiant le monde intérieur et intime du personnage.

Toutes les images de "la montagne de l'âme" peuvent se lire au premier degré mais aussi comme des métaphores. Libre à chacun d'y voir ce qu'il veut y voir, comme dans les peintures à mi chemin entre figuratif et abstrait de l'auteur.

21 décembre 2013

Pourquoi s'intéresser à Gao Xingjian ?

Qu'est-ce qui m'intéresse dans l'oeuvre de Gao Xiangjian ? Je ne suis pas adepte du roman moderne, ça aurait même tendance à m'agacer, comme m'agacent les tendances nombrilistes de nombreux romanciers.

Mais l'introspection de Gao Xingjian n'est pas nombriliste. Et ce n'est pas l'oeuvre de Gao Xingjian qui m'intéresse, c'est Gao Xingjian lui-même, comme m'intéressent Picasso et Van Gogh. Pourquoi ? Pour leur intelligence, leur lucidité et leur sensibilité hors normes et le fait qu'ils sont tous les trois artistes.

A ce titre leurs réflexions, leurs ressentis, leurs interrogations et leurs conclusions m'intéressent. Leurs visions du monde intérieur et extérieur, leur opinion sur la création. Je vois ce qu'il y a derrière les oeuvres, je vois les hommes, tous les trois si différents mais avec un lien de parenté. Parenté dans l'indépendance d'esprit, la liberté, la solitude.

20 décembre 2013

La montagne de l'âme - Chapitre 3 - Souvenirs - Gao Xingjian

 

 Chapitre 3 : (tu) - Images du présent et du passé

"Et te voilà arrivé au bourg de Wuyi, dans cette longue ruelle dallée de pierres profondément marquées par les roues des brouettes, d'un coup tu reviens à ton enfance, à ce petit village de montagne où tu as passé presque toute ta jeunesse. (....)

Tu respires les odeurs mêlées de légumes salés, de tripes de porc, de cuir frais, de térébenthine, de paille de riz, de chaux. Ton regard se porte de chaque côté de la rue, sur les boutiques de fruits séchés, de soja, d'huile, de riz, sur la pharmacie qui vend médicaments chinois et occidentaux, sur le magasin de tissus et de soieries, sur l'étal de chaussures, le marchand de thé, l'étal du boucher, le tailleur, le fourneau pour faire bouillir de l'eau, les poteries et les cordes, les bazars d'encens et de monnaie funéraire de papier. (....)

"Tu tournes la tête et pénètres dans une ruelle qui s'ouvre à coté du marchand de thé. Tu te perds à nouveau dans tes souvenirs.

Derrière une entrée à moitié cachée, une petite cour humide. Un petit jardin en friche, désert. Dans un coin, un tas de gravats. Tu te souviens de cette cour située près de chez toi et dont le mur d'enceinte s'était écroulé. Elle t'effrayait et t'attirait à la fois. Tu pensais que les renardes dont on parle dans les contes venaient de là. Après la classe, tu ne pouvais te retenir de t'y rendre seul, noué par l'angoisse. Tu n'y as jamais vu de renardes, mais ce sentiment de mystère a toujours accompagné tes souvenirs d'enfance. Là-bas se trouvait un banc en pierre cassé et un puits sans doute asséché. En plein automne, le vent soufflait sur le toit où poussaient des herbes jaune d'or et le soleil brillait de tout son éclat. Ces demeures dont la porte reste close ont leur histoire. (....)

Sur le toit, les herbes sèches ou vivantes, blanches ou vertes, se balancent doucement au vent. Cela fait combien d'années que tu n'as pas revu ces herbes sur les toits ? Pieds nus, tu fais claquer tes pas sur les dalles de pierre profondément marquées par les traces des roues des brouettes et tu émerges de ton enfance, tu émerges dans le présent. La plante de tes pieds nus et sales claque devant toi. Que tu aies vraiment claqué des pieds sur le sol n'est pas important. Ce dont tu as besoin, c'est de cette image intérieure."

 

Ce qui me touche dans cette façon d'employer la deuxième personne et se parler à soi-même c'est le regard porté par le personnage sur lui-même. La distance, le recul et la compréhension.

Je trouve vraiment intéressante l'usage de temps différents pour évoquer le passé :

- selon que le personnage s'en souvient (imparfait) : "tu ne pouvais te retenir de t'y rendre seul, noué par l'angoisse"

- ou s'y replonge et revit des sensations (présent) : "Pieds nus, tu fais claquer tes pas sur les dalles de pierre"

- que ces sensations aient existées réellement ou pas : "que tu aies vraiment claqué des pieds sur le sol n'est pas important. Ce dont tu as besoin, c'est de cette image intérieure." 

 

Le personnage est totalement présent aujourd'hui (indicatif présent), puis il regarde le passé (indicatif présent) depuis le présent (imparfait), puis il se plonge complètement dans le passé (indicatif présent), revis une scène ou l'imagine. Et puis on revient au présent, le personnage se regarde émerger du passé, se rassure sur le fait que le souvenir aie réellement eu lieu ou pas n'est pas très important, que cela répond à un besoin.

Ce qui m'intéresse et me touche c'est le souci d'exactitude et de vérité de Gao Xingjian. Ce détachement et cette curiosité devant l'enchaînement des pensées.

19 décembre 2013

La montagne de l'âme - Chapitre 2 - Gao Xingjian

 

Chapitre 2 - (je) - Retour à la vraie vie - Impuissance de la littérature à partager l'expérience individuelle

"Assis devant le feu, il boit de l'alcool mais, avant d'y goûter, il trempe un doigt dans son bol et l'agite au-dessus des braises qui se mettent à siffler en crachant une fumée bleue. A cet instant, je réalise que j'existe vraiment."

"Les flammes lèchent la marmite où mijote de la viande de mouton, faisant étinceler ses yeux : voilà une scène vraie."

"Quand toi, tu es à la recherche du chemin qui mène à Lingshan, moi, en me promenant le long du Yangzi, je recherche la vérité. Je viens de connaître un évènement grave.  .... La mort m'a fait une plaisanterie et je suis finalement parvenu à franchir l'obstacle qu'elle m'a tendu. En moi même, je me réjouis. La vie m'a redonné une immense fraïcheur. J'aurais dû depuis longtemps quitter mon environnement pollué et retourner dans la nature à la recherche d'une vie authentique.

Dans mon entourage, on m'enseignait que la vie était la source de la littérature et que la littérature devait être fidèle à la vie, fidèle à sa vérité. Et ma faute, c'était justement de m'être écarté de la vie. .... Le résultat est que je n'ai fait que m'engager sur une fausse route en déformant la réalité."

"Je ne sais si, à présent, je marche vraiment sur la bonne voie ; en tout cas je veux quitter le monde littéraire en pleine effervescence et m'enfuir de ma chambre toujours remplie de fumée de tabac. Les livres qui s'y entassent m'oppressent, au point de m'empêcher de respirer. Ils exposent toutes sortes de vérités, depuis la vérité historique jusqu'à la vérité du comportement humain, et je ne sais plus quelle utilité elles ont. Pourtant, elles m'entravent et je me débats dans leurs filets, vivant comme un insecte pris au piège d'une toile d'araignée."

.... (Le personnage raconte qu'il s'est cru condanné et que finalement il ne l'était pas. Ensuite il est question de l'histoire d'un chasseur qui est devenue une légende locale).

"Ce chasseur avait déjà été déifié. L'histoire et les rumeurs s'en mêlaient, une légende populaire était née. La vérité n'existe que dans l'expérience et encore seulement dans l'expérience de chacun, et même dans ce cas, dès qu'elle est rapportée, elle devient histoire. Il est impossible de démontrer la vérité des faits et il ne faut pas le faire. Laissons les habiles dialecticiens débattre sur la vérité de la vie. Ce qui est important, c'est la vie elle-même. Ce qui est réel, c'est que je suis assis à côté de ce feu, dans cette pièce noircie par la fumée de l'huile, que je vois ces flammes dansant dans ses yeux, ce qui est vrai, c'est moi-même, c'est la sensation fugitive que je viens d'éprouver, impossible à transmettre à autrui. Dehors, le brouillard est tombé, les montagnes sombres se sont estompées, le son de la rivière rapide résonne en toi et ça suffit."

 

Je trouve ce chapitre très beau. Le "Je" de "l'instant présent" (pleine conscience), qui seul compte et qui est intransmissible. J'aime aussi le retour au "tu" de la dernière phrase, le dialogue intérieur apaisant après la réflexion sur l'impossibilité de rendre la vérité dans le littérature. C'est ce que j'aime chez Gao Xingjian. Le spectacle qu'il nous montre d'un homme en proie à ses réflexions. Le voyage intérieur m'intéresse plus que le récit du voyage réel.

"Quand toi, tu es à la recherche du chemin qui mène à Lingshan, moi, en me promenant le long du Yangzi, je recherche la vérité."

18 décembre 2013

La montagne de l'âme - Chapitre 1- Gao Xingjian

Chapitre 1 - (tu) - Retour vers le pays natal, à la recherche des souvenirs perdus. En quête de réconfort et pour y chercher quoi ?

"Tu es monté dans un autobus long courrier .... toi même, tu ne sais pas clairement pourquoi tu es venu ici. C'est par hasard dans le train que tu as entendu quelqu'un parler d'un lieu nommé Lingshan, la Montagne de l'Ame .... Au bout du pont se trouvent deux rangées de gargotes .... dans celle de droite, tu manges deux galettes au sésame et à l'oignon sortant de la poêle, chaudes et odorantes ; enfin, tu manges encore - où ? tu ne t'en souviens plus - des boulettes de riz à peine plus grosses que des perles, sucrées à souhait .... tu as vécu longtemps en ville et tu as besoin d'entretenir en toi une grande nostalgie du pays natal, tu voudrais qu'il te procure un peu de réconfort, pour que tu puisses retourner à l'époque de ton enfance et retrouver tes souvenirs perdus .... aujourd'hui, tu ne sais pas quelle impulsion t'animera demain, toi qui as bien appris tout ce qu'il te faut apprendre, que vas-tu encore rechercher ?"

"...." indique que les extraits ne sont pas contigus dans le livre

 

L'emploi du pronom "tu" est vraiment intéressant. Dans ce chapitre il permet de se projeter dans le souvenir ("où ? tu ne t'en souviens plus"). Ce n'est pas le récit d'une action en train de se passer, c'est le récit d'un flux de pensées mêlant souvenir récent et réflexion présente.

Le "tu" projete l'action sur le lecteur comme si c'était lui qui la vivait, et le narrateur se met à distance de lui-même. Il observe ses pensées, ses souvenirs, et il s'interroge.

Le lecteur est donc devant un sentiment paradoxal, celui de se sentir plus proche du personnage auquel il est identifié par le "tu", et celui de s'en sentir éloigné par la distance que prend le personnage par rapport à lui-même. On est en quelque sorte tiraillé entre ces différents niveaux selon que l'on prend le "tu" pour soi-même ou selon qu'on le prend pour le "je" du personnage, ou selon qu'on le prend pour le "tu" projeté du personnage.

En définitive on se trouve devant quelque chose d'extérieur à soi et en même temps d'intérieur, d'universel et en même temps de particulier, c'est très spécial.

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