Gao Xingjian
Chapitre 5 : (tu)
"Tu l'as rencontrée près de ce pavillon. C'était une attente diffuse, un espoir vague, une rencontre fortuite, inattendue. (....) Comme toi, elle regarde les montagnes qui s'étendent à perte de vue sur l'autre rive et toi, tu ne peux t'empêcher de la regarder. (....) Tu t'éloignes, mais en toi-même tu penses à elle et, quand tu retournes devant le pavillon, elle a disparu. Il fait déjà sombre." (....)
Tu t'appuies sur son épaule, elle ne s'écarte pas. Vous ne dites plus rien, vous avancez en suivant les bordures blanchâtres des rizières. (....)
Elle part brusquement et disparaît, comme une histoire ou comme un rêve."
Chapitre 6 : (je)
"Le camp d'observation des pandas, situé à deux mille cinq cents mètres d'altitude, est partout imbibé d'eau. Ma literie est saturée d'humidité. J'y ai déjà passé deux nuits. Dans la journée, je porte le blouson de duvet fourni par le camp. Mon corps est moite d'humidité. Le seul moment agréable vient lorsque l'on mange devant le feu en savourant une soupe chaude. Une grosse marmite en aluminium est accrochée par un fil de fer à la poutre de l'abri qui sert de cuisine. Sous elle, les branches qui sont empilées n'ont pas été refendues. Elles brûlent au fur et à mesure sur les cendres. De hautes flammes s'en élèvent et tiennent lieu d'éclairage. Chaque fois que nous nous mettons autour du feu pour manger, un écureuil vient immanquablement à côté de la cuisine et roule ses yeux tout ronds. Et c'est seulement au moment du repas du soir que les hommes peuvent se réunir. On plaisante. (....)
Ils sont depuis de longues années au fond des montagnes. Ils ont dit tout ce qu'ils avaient à dire. (....) Au camp, ils n'ont pas de journaux, n'écoutent pas la radio, (....) ce monde bruyant, trop lointain pour eux, est resté dans les villes.(....)
Dans mes couvertures humides, couché tout habillé, je ne parviens pas à me réchauffer. J'ai l'impression que mon cerveau aussi est gelé. (....)
J'entends un claquement à la fois clair et lourd qui se répand dans le vallon.
- ça vient du Roc blanc, dit quelqu'un.
- Merde, ils braconnent, jure un autre. (....)
On a soudain l'impression d'entendre les pas d'un animal sauvage. Ici c'est le monde des bêtes sauvages, et pourtant, l'homme ne les laisse pas en paix. De tous côtés, dans l'obscurité, on devine agitation et mouvement. La nuit n'en paraît que plus dangereuse et réveille en toi cette crainte permanente d'être épié, suivi, près de tomber dans un piège. Impossible de retrouver la sérénité que tu réclames si ardemment.. (....)
Comme le jour va poindre, deux coups de feu retentissent encore au-dessous du camp. Leur écho, oppressant, se prolonge longuement dans le vallon, telle la fumée du canon qui flotte au moment de la décharge, sans vouloir se dissiper."
Chapitre 7 : (tu)
"Tu es seul dans le pavillon, comme un idiot, faisant semblant d'attendre un rendez-vous qui n'a jamais été fixé, une femme qui a disparu sans laisser de trace, comme un rêve en plein jour. Au fond, tu vis de manière ennuyeuse, aucune étincelle ne vient troubler ta vie banale, aucune passion, tu ne fais que t'ennuyer. As-tu encore l'intention de recommencer ta vie, de connaître, d'expérimenter ? (....)
Et finalement, tu revois sa silhouette. Et tu lui dis que tu pensais qu'elle reviendrait."
Chapitre 8 : (je)
"Il éclate de rire puis, essouflé, se repose un peu en s'appuyant sur son pic :
- J'ai réchappé plusieurs fois à la mort dans mon existence, mais jamais à cause des griffes des animaux sauvages. J'ai été enlevé par des brigands (....) une autre fois c'était pendant un bombardement japonais. (....) La troisième fois, c'était quand on m'a dénoncé (....) et envoyé en rééducation dans une ferme. Pendant la période de catastrophes naturelles, il n'y avait plus rien à manger (....) et j'ai failli mourir. Jeune homme, la nature n'est pas effrayante, c'est l'homme qui est effrayant ! Il te suffira de te familiariser avec la nature et elle se rapprochera de toi. L'homme, lui, s'il est intelligent bien sûr, est capable de tout inventer, depuis les calomnies jusqu'aux bébés-éprouvettes, mais en même temps il extermine chaque jour deux ou trois espèces dans le monde. Voilà la supercherie humaine." (....)
"Pourquoi, au fond, étais-je venu dans ces montagnes ? Etait-ce pour expérimenter la vie dans ces camps de recherche scientifique ? Quel sens avait ce genre d'expérience ? Si c'était seulement pour fuir les difficultés que je rencontrais, il y avait un moyen encore plus facile. Peut-être pensais-je découvrir une autre vie ? M'éloigner le plus possible du monde terriblement ennuyeux des humains. Puisque je fuyais le monde, à quoi bon communiquer avec les hommes ? Le vrai tracas venait de ce que je ne savais pas ce que je cherchais. Trop de réflexion, de logique, de sens ! La vie elle-même n'obéit à aucune logique, pourquoi veut-on en déduire sa signification avec logique ? Et puis, qu'est-ce que la logique ? Je crois que je devrais me détacher de la réflexion, car de là vient mon mal."
Chapitre 9 : (tu)
"Tu as besoin de te prouver à toi-même que tu es encore capable d'attirer les jeunes filles. Et elle finit par te suivre. Vous suivez la digue en remontant la rivière. Tu as besoin de rechercher le bonheur, elle a besoin de rechercher la souffrance. (....)
Est-ce que je porte la malchance ? demande-t-elle.
Simplement, tu t'en veux à toi-même. Tu as tendance à te faire du mal à toi-même.
Tu fais exprès de la taquiner.
Pas du tout, la vie est remplie de souffrances ! l'entends-tu crier."