Salon du dessin 2014 - Le peintre et son modèle - Pablo Picasso
J'ai vu ce dessin de loin, depuis l'allée. Et j'ai dit "whaoh !" intérieurement, avant de m'approcher. J'ai lu le nom du dessinateur... Pablo Picasso, bien sûr.
Pourquoi ce "whao !" ? Parce que sur un mur à coté d'autres dessins, celui-ci saute aux yeux. Tout simplement. Ce dessin est une évidence. Et c'est une Idée, pure et complexe, mise en scène simplement. Depuis, pour écrire cet article, j'ai vu beaucoup d'autres dessins de Picasso sur le même thème, et je pense que celui-ci est, de tous, le plus intellectuel, le plus conceptualisé, et à mes yeux le plus réussi. C'est une affaire de sensibilité personnelle, les lignes épurées et le minimalisme me touchent. Ce dessin pourrait être gravé dans la pierre, il m'évoque les dessins égyptiens, épurés pour que la trace en soit encore lisible après des milllénaires, et compréhensilbles à tous les hommes, quelle que soit leur langue. Il est universel, intemporel et esthétique.
Dans ce dessin je regarde :
Les formes : courbes pour les corps et la palette, traits pour les pinceaux, le tableau. Elles sont douces et pures. Beaucoup de rondeur et de tendresse. Quelque chose d'érotique dans l'interpénétration de ces formes.
Les traits : je remarque qu'ils s'épaississent par endroit. Les rivets sur la tranche du tableau sont tracés finement, les traits épais sont donc un choix du dessinateur et pas un effet de l'encre sur un papier qui la laisserait un peu diffuser. Les contours des formes m'évoquent un vitrail
La composition : l'ensemble est cohérent, en équilibre et harmonieux.
Le dessin est complètement épuré et se limite à une représentation graphique de symboles :
- Les mains du peintre.
- Son oeil
- Ses outils : pinceaux et palette.
- Le tableau, limité à un plan dont on voit le profil.
- Le modèle, sa posture, attitude "posée" et esthétique
Le positionnement dans l'espace des différents éléments :
Si on masque la tête du peintre et la tranche du tableau visible à gauche, et qu'on concentre le regard sur le modèle, les mains du peintre, les pinceaux... ce n'est plus le modèle en chair et en os que l'on voit, c'est le dessin du modèle en train de se faire, et le pinceau qui le trace.
C'est l'oeil du peintre, fixé sur le tableau, qui indique qu'en fait, le dessin est en face.
Par une seule représentation on voit ainsi à la fois le modèle et le dessin du modèle. C'est extrêment ingénieux.
Le peintre ne regarde pas son modèle, il a le regard fixé sur le tableau. Il a la vision du modèle en tête.
Le fait que le modèle et le dessin du modèle soient représentés ensemble, donne l'illusion que le pinceau effleure le corps du modèle. Et c'est aussi ce qui se passe. Quand on peint un visage on a vraiment l'impression d'en sculpter les reliefs et presque de toucher une peau. D'où la charge érotique perceptible dans ce dessin. On verra dans d'autres versions du même sujet dans la suite de cet article une accentuation de cet aspect.
Le pinceau relie l'oeil du peintre à la tête du modèle en passant au centre de la main.
La simplification des formes :
- La main du peintre est limitée à une représentation de la pince pouce/index
- Les doigts du modèle sont dessinés sans souci d'exactitude anatomique, ils sont juste mis les uns à coté des autres (voir sa main droite), mais ils sont bien cinq.
- L'oeil occupe la plus grande partie de la surface du visage du peintre.
- Le corps du modèle est rendu avec la plus grande économie de moyens possible. Tout est limité à l'essentiel. Le beau mouvement des bras du modèle autour de son visage, l'expression de celui-ci, ses seins, le drapé du lit, les cheveux.
Les rehauts de blanc :
Ils sont étonnants, dans leur placement. Ils participent à l'équilibre des formes.
Picasso a dessiné et peint des centaines de versions de ce sujet.
En voici quelques-unes, classées de la plus ancienne à la plus récente, elles explorent les différentes possibilités de placement des éléments et leurs représentations, mais pas seulement cela.
Picasso a vécu, pleinement. Une vie charnelle, intellectuelle et spirituelle intenses, où la réflexion ne pouvait être dissociée de l'action, et inversement. Ses dessins sont le fruit de cette dualité corps/esprit. Ce sont des notes prises au fil de sa pensée. Il les comparait à un journal intime, et on voit qu'ils le sont.
1927 - modèle à coté du tableau - on voit le dessin - représentation figurative
1927 encore - modèle à coté du tableau - dessin visible - représentation non figurative
1953 - le tableau sépare le modèle du peintre - on ne voit pas le dessin - le peintre regarde la toile
1963 - le modele est face au peintre, derrière le tableau, le tableau projete une ombre sur le modèle, le dessin est visible mais limité à un trait gribouillé - le peintre regarde le modèle
1963 - le tableau cache pratiquement tout le modèle - le dessin est visible et se poursuit à l'arrière, comme si la toile était transparente
1964 - on ne voit pas le modèle - seulement le peintre et le tableau
1965 - on ne sait pas si on voit le modèle ou son dessin, il y a comme deux plans blancs côte à côte
1966 - ici il n'y a que le peintre et le dessin, ni tableau ni modèle. La date est en miroir (effet volontaire ou photo à l'envers ?)
1968 - sur cette version la date est encore écrite à l'envers, comme visible par transparence. ça parait volontaire, comme si le modèle voyait l'arrière de la toile derrière laquelle se trouve le peintre, représenté par des traits en ressorts qui évoquent ses mouvements et sa présence
1969 - on se rapproche de la date du dessin présenté en tête d'article (1970)
Modèle, peintre et tableau sont représentés de face, l'aspect charnel est criant et volontairement vulgaire. Je vois ce tableau comme un cri adressé aux voyeurs imbélices venus voir le Modèle (nu) et l'Artiste (excentrique).
1969 encore - peintre et modèle au corps à corps, le tableau a disparu, seuls demeurent les pinceaux et la palette. Les corps ne se mèlent pas.
Les dessins de juin et juillet 1970 sont faits en série, datés et numérotés, il permettent de suivre la relation du peintre et de son modèle à la manière d'une bande dessinée :
27 juin 1970 - Ce dessin est le premier que j'ai retrouvé où les éléments sont positionnés de la même manière que sur le dessin présenté au salon - la pose du modèle est très lascive - beaucoup de sensualité dans la tenue du pinceau par la main du peintre - une représentation sans équivoque du désir.
30 juin 1970 - "notre" dessin - l'érotisme est extrêmement discret, les formes sont tendres, la représentation est à la fois plus froide (intellectualisée) et plus douce. L'accent est mis sur l'esthétique. Le trait est réfléchi. Langage graphique adapté, lignes pures, beaucoup de courbes.
2 juillet 1970 - ce qui se trouvait dans le dessin précédent sous une forme discrète se montre plus apparent. l'accent est mis sur l'aspect charnel, mais encore intellectualisé. Usage d'un langage graphique toujours à base de traits. Le peintre est extrêmement concentré sur la toile, il lève et abaisse le regard, sa main droite est en pleine action, on le sent concentré sur l'acte de peindre, mais avec en arrière plan de sa pensée la vision d'un modèle sexuellement offert. Beaucoup de lignes droites dans les tracés mais aussi des courbes. Dualité dans la composition. Partie gauche/partie droite très dissemblables.
Le 4 juillet 1970, Picasso fait toute une série de dessins dans la même journée, où la pointe du pinceau semble toucher à la fois le ventre du modèle et le tableau. Ils sont comme un film où le modèle va progressivement passer derrière le tableau, se redresser, ouvrir les yeux, faire face au peintre et le regarder. C'est une histoire sans paroles.
Aucune dureté dans le trait, il y a même une certaine mollesse dans les courbes.
Toujours le 4 juillet 1970, sur le dessin n° VIII, les hanches du modèle sont représentées beaucoup plus fines, celle-ci est complètement redressée, sa tête est plus grande, le regard grand ouvert est dirigé vers le peintre. Les yeux de celui-ci sont fixés à la fois sur elle et sur le tableau :
Le 6 juillet, le modèle s'est éloigné du peintre à tel point que ses jambes sont visibles en entier. Le langage graphique est complètement différent. Beaucoup de surcharges dans les hachures, qui "enjolivent" le dessin et s'y attardent. De manière inutile et juste pour le plaisir, puisqu'elles sont inutiles au discours. Le peintre "fait joli", il décore.
Le 17 juillet, retour à un tracé minimaliste, très comparable au dessin du 30 juin. le peintre semble absorbé par sa toile, il s'en est approché. Le modèle occupe une double position, à la fois en arrière plan et entre le peintre et sa toile. Le peintre a le regard grand ouvert, les yeux du modèle sont fermés. Le peintre est comme seul avec sa peinture et concentré sur elle.