La montagne de l'âme - Chapitre 2 - Gao Xingjian
Chapitre 2 - (je) - Retour à la vraie vie - Impuissance de la littérature à partager l'expérience individuelle
"Assis devant le feu, il boit de l'alcool mais, avant d'y goûter, il trempe un doigt dans son bol et l'agite au-dessus des braises qui se mettent à siffler en crachant une fumée bleue. A cet instant, je réalise que j'existe vraiment."
"Les flammes lèchent la marmite où mijote de la viande de mouton, faisant étinceler ses yeux : voilà une scène vraie."
"Quand toi, tu es à la recherche du chemin qui mène à Lingshan, moi, en me promenant le long du Yangzi, je recherche la vérité. Je viens de connaître un évènement grave. .... La mort m'a fait une plaisanterie et je suis finalement parvenu à franchir l'obstacle qu'elle m'a tendu. En moi même, je me réjouis. La vie m'a redonné une immense fraïcheur. J'aurais dû depuis longtemps quitter mon environnement pollué et retourner dans la nature à la recherche d'une vie authentique.
Dans mon entourage, on m'enseignait que la vie était la source de la littérature et que la littérature devait être fidèle à la vie, fidèle à sa vérité. Et ma faute, c'était justement de m'être écarté de la vie. .... Le résultat est que je n'ai fait que m'engager sur une fausse route en déformant la réalité."
"Je ne sais si, à présent, je marche vraiment sur la bonne voie ; en tout cas je veux quitter le monde littéraire en pleine effervescence et m'enfuir de ma chambre toujours remplie de fumée de tabac. Les livres qui s'y entassent m'oppressent, au point de m'empêcher de respirer. Ils exposent toutes sortes de vérités, depuis la vérité historique jusqu'à la vérité du comportement humain, et je ne sais plus quelle utilité elles ont. Pourtant, elles m'entravent et je me débats dans leurs filets, vivant comme un insecte pris au piège d'une toile d'araignée."
.... (Le personnage raconte qu'il s'est cru condanné et que finalement il ne l'était pas. Ensuite il est question de l'histoire d'un chasseur qui est devenue une légende locale).
"Ce chasseur avait déjà été déifié. L'histoire et les rumeurs s'en mêlaient, une légende populaire était née. La vérité n'existe que dans l'expérience et encore seulement dans l'expérience de chacun, et même dans ce cas, dès qu'elle est rapportée, elle devient histoire. Il est impossible de démontrer la vérité des faits et il ne faut pas le faire. Laissons les habiles dialecticiens débattre sur la vérité de la vie. Ce qui est important, c'est la vie elle-même. Ce qui est réel, c'est que je suis assis à côté de ce feu, dans cette pièce noircie par la fumée de l'huile, que je vois ces flammes dansant dans ses yeux, ce qui est vrai, c'est moi-même, c'est la sensation fugitive que je viens d'éprouver, impossible à transmettre à autrui. Dehors, le brouillard est tombé, les montagnes sombres se sont estompées, le son de la rivière rapide résonne en toi et ça suffit."
Je trouve ce chapitre très beau. Le "Je" de "l'instant présent" (pleine conscience), qui seul compte et qui est intransmissible. J'aime aussi le retour au "tu" de la dernière phrase, le dialogue intérieur apaisant après la réflexion sur l'impossibilité de rendre la vérité dans le littérature. C'est ce que j'aime chez Gao Xingjian. Le spectacle qu'il nous montre d'un homme en proie à ses réflexions. Le voyage intérieur m'intéresse plus que le récit du voyage réel.
"Quand toi, tu es à la recherche du chemin qui mène à Lingshan, moi, en me promenant le long du Yangzi, je recherche la vérité."