Salon du dessin 2014 - Celle qui fut la Belle Heaulmière - Auguste Rodin
J'ai choisi de mettre en lumière ce dessin d'Auguste Rodin. Je réalise seulement maintenant à quel point il ressemble étonnamment à celui de Jan Toorop.
Les images confrontées du dessin et de la sculpture me permettent d'illustrer pourquoi je donne ma préférence au dessin par rapport aux autres modes d'expression artistiques : il est sans aucun doute plus proche de l'idée et du coeur. Grâce à la simplicité et à la rapidité des moyens employés. Je pense que c'est la raison pour laquelle il me touche davantage. La sculpture a des qualités esthétiques supplémentaires je ne le nie pas. Elle est à la fois "plus" et "moins" que le dessin. Je ne sais pas pourquoi je suis plus sensible dans un cas que dans l'autre, tout cela est bien mystérieux.
Il me vient l'idée que ce qui différencie les deux c'est la main de l'artiste, que je sens dans l'écriture, tellement expressive. Oui, c'est cela que j'aime.
"Cette œuvre est intitulée Celle qui fut la Belle Heaulmière. L'artiste n'a pas hésité à évoquer les outrages du temps qui marquent le modèle et illustrent éloquemment la vieillesse. La chair de la femme a perdu toute sa fraîcheur, les bras sont comme décharnés et l'attitude du modèle laisse transparaître un sentiment de pudeur, voire de honte. Mais Rodin a conçu cette sculpture avec le souci d'exprimer la beauté, une beauté capable de se dégager d'un corps tel que celui de cette vieille femme car l'artiste considère que tout ce qui est dans la nature est beau. L'original de cette statue, en bronze, fait partie de la composition monumentale de La Porte de l'Enfer qui fut remontée dans le musée Rodin de Paris après la mort de l'artiste."
Les regrets de la belle heaulmière
Advis m'est que j'oy regreter
La belle qui fut hëaulmiere,
Soy jeune fille soushaicter
Et parler en telle maniere:
`Ha! viellesse felonne et fiere,
Pourquoi m'as si tost abatue
(…)
"Qu'est devenu ce front poly,
Ces cheveulx blons, sourcilz voultiz,
Grant entroeil, le regart joly,
Dont prenoie les plus soubtilz;
Ce beau nez droit, grant ne petit;
Ces petites joinctes oreilles,
Menton fourchu, cler vis traictiz,
Et ces belles levres vermeilles?
LIII
"Ces gentes espaulles menues;
Ces bras longs et ces mains traictisses;
Petiz tetins, hanches charnues,
Eslevées, propres, faictisses
A tenir amoureuses lisses;
Ces larges rains, ce sadinet
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedens son petit jardinet?
LIV
"Le front ridé, les cheveux gris,
Les sourcilz cheuz, les yeulz estains,
Qui faisoient regars et ris,
Dont mains marchans furent attains;
Nez courbes, de beaulté loingtains;
Oreilles pendans et moussues;
Le vis pally, mort et destains;
Menton froncé, levres peaussues:
LV
"C'est d'umaine beaulté l'yssue!
Les bras cours et les mains contraites,
Les espaulles toutes bossues;
Mamelles, quoy! toutes retraites;
Telles les hanches que les tetes.
Du sadinet, fy! Quant des cuisses,
Cuisses ne sont plus, mais cuissetes,
Grivelées comme saulcisses.
LVI
"Ainsi le bon temps regretons
Entre nous, povres vielles sotes,
Assises bas, à crouppetons,
Tout en ung tas comme pelotes,
A petit feu de chenevotes
Tost allumées, tost estaintes;
Et jadis fusmes si mignotes!
Ainsi emprent à mains et maintes."
François Villon, Le Testament
"Villon, "La belle heaulmière"
"Dans le texte de Villon, il est donc fait allusion à la beauté perdue de la belle heaulmière. Encore faut-il savoir ce qu’est une heaulmière.
Le terme nous semblera plus familier si on supprime la lettre « l » intermédiaire. Heaumière renvoie alors manifestement à heaume, c’est-à-dire au casque porté par les hommes d’armes du Moyen Age. Ce casque enveloppait la tête et le visage et était muni d’ouvertures pour les yeux.
Dans la Chanson de Roland, le terme est orthographié « helme » et vient de l’ancien francique « helm », qui signifie casque (voir allemand et néerlandais actuels). Le mot a été latinisé en helmus au VII° siècle et on le retrouver sous cette forme dans les Gloses de Reichenau.
Pour rappel, les Gloses de Raichenau sont un glossaire de mots romans interprétant des termes de la Vulgate (traduction latine officielle de la Bible) et qui prouve par ailleurs que le latin n’était plus compris puisqu’il fallait le traduire.
Dès lors, si le heaume est un casque, le heaumier désigne la personne qui fabrique ce casque. La heaumerie, quant à elle, renvoie à l’atelier de fabrication et la heaumière est la femme du heaumier .
Ici, Villon fait allusion à une dame qui, à Paris, avait été célèbre pour sa beauté à une certaine époque. Le thème qu’il développe est finalement assez courant : vanité des biens terrestres et égalité de tous devant la mort. Il faut se remettre dans le contexte du Moyen Age pour en saisir toute la portée : d’une part la vie y est précaire (absence de médecine, mortalité élevée, etc.) et d’autre part la religion prédomine tout le mode de pensée. Elle se présente en effet comme une consolation devant la misère ambiante en proposant une vie éternelle en laquelle tout le monde semble croire. Les gens modestes ou frappés par le sort y trouvent donc une sorte de consolation (voire de vengeance) : la mort abolit les différences sociales et traite tout le monde avec égalité. Il s’agit finalement d’une sorte d’idéologie communiste post-mortem, si on y réfléchit bien, l’aspiration à un régime égalitaire, une sorte de Grand Soir qui se concrétisera dans le paradis promis par le Christ.
Mais revenons au texte de Villon. Celui-ci-, habillement, feint de faire parler la belle heaumière, afin de rendre son texte plus vivant et dès lors plus poignant. Elle se révolte contre la vieillesse félonne et regrette de n’avoir pas joui davantage de sa jeunesse. Puis elle passe en revue son corps décrépi et le compare avec son aspect antérieur (« Qu'est devenu ce front poly ces cheveulx blons, sourcilz voultiz »),non sans à l’occasion risquer une pointe érotique (« ces belles levres vermeilles », les seins menus, les hanches bien développées faites pour « tenir amoureuses lisses », le sadinet (ce qui est gracieux, doux, agréable) dans son jardinet au haut des cuisses (qu’en termes galants ces choses-là sont dites…).
Le contraste est saisissant entre la situation d’antan et ce que la belle est devenue. Son front est ridé, le regard rieur qui attirait les marchands est éteint, le visage est pâle, etc. Villon ne se contente donc pas d’une réflexion théorique sur la fuite du temps, mais entre dans des descriptions physiques qui sont plus parlantes qu’un long discours. En agissant de la sorte et en faisant tenir tous les propos par la dame qui a perdu ses attraits, il renforce le côté dramatique de la scène.
De plus, la belle heaumière passe subitement à la première personne du pluriel. Elle ne se plaint donc pas seule mais s’exprime au nom de toutes les femmes, ce qui renforce la teneur de ses propos. La description physique ne concernait que son seul corps (ce corps merveilleux qui avait fait sa réputation), mais la conclusion se veut générale. Il n’y a pas qu’elle qui est touchée par la fuite du temps, mais c’est toute l’humanité qui est concernée.
Les vieilles parlent entre elles de leur passé (« Ainsi le bon temps regretons Entre nous, povres vielles sotes »). Elles ne semblent pas avoir d’autres interlocutrices qu’elles-mêmes, ce qui renforce leur solitude. Ce n’est pas à la jeunesse qu’elle font la morale. Isolées, rejetées peut-être, c’est avec d’autres vieilles qu’elles parlent de leur malheur, constituant ainsi un microcosme de personnes séniles. Cette mise à l’écart sociale renforce une nouvelle fois leur décrépitude.
Villon est donc passé de la description d’un corps jeune et beau à celui d’une ancêtre (sous la forme du monologue de la belle heaumière), puis il a étendu le procédé en imaginant ce dialogue entre les vieilles.
Tout est alors mis en œuvre pour renforcer leur décrépitude et leur malheur. Ainsi elles ne sont pas assises mais sont « à crouppetons » devant le feu. Peut-être faut-il y voir un signe de leur pauvreté matérielle (elles n’ont même plus de chaises) mais peut-être aussi est-ce pour elles une manière de mieux se réchauffer (la mort approchant, leurs membres sont déjà froids). Ce qui est sûr, c’est que leur position a quelque chose de misérable qui tranche avec leur beauté altière d’autrefois. Ramassées en tas, on se demande si elles ont encore forme humaine.
Notons qu’elles ne se réchauffent pas auprès d’un bon feu, mais d’un petit feu de chènevotte (partie ligneuse du chanvre. L’idée est celle de la minceur du matériaux : ce combustible s’enflamme vite mais ne dure pas longtemps).C’est peut-être pour cela qu’il leur faut s’accroupir : pour mieux jouir de cette flamme éphémère. L’idée renvoie à la beauté du corps, tout aussi éphémère que cette flamme. Les vieilles, rassemblées autour de ce feu aussi vite allumé qu’éteint, parlent de leur jeunesse trop tôt évanouie. Nous avons donc un phénomène de mise en abyme, le décor présent étant une métaphore du thème développé.
Par ailleurs, les rimes en « otes » rapprochent « pelotes » et « chenevotes », ce qui renforce encore le côté dramatique de la scène : on insiste d’un côté sur l’aspect éphémère de le jeunesse, tandis que la vieillesse semble s’éterniser dans ce « tas » de vieilles amassées comme pelote, vieilles qui par ailleurs ne parviennent même plus à se réchauffer à ce feu qui ne dure qu’un instant (pas plus qu’elles ne parviennent à se consoler avec leurs souvenirs).
Puis vient ce vers « Et jadis fusmes si mignotes! » qui rappelle d’une manière bouleversante ce qu’elles furent avant d’être devenues ce qu’elles sont. Faut-il y voire une sorte de résignation ? Peut-être. En tout cas le dernier vers «Ainsi emprent à mains et maintes » propose une sorte de consolation. Cette situation qu’elles connaissent concerne en fait tout le monde. Piètre consolation, on en conviendra, mais qui renvoie à une définition du destin commun.
Poème profond et tragique que ce texte de Villon, qui décrit en quelques strophes l’histoire d’un parcours individuel. Dans la poème suivant (« Ballade de la belle Heaumière aux filles de joie), il propose une sorte d’épicurisme : profitez de la vie et des plaisirs du corps pendant qu’il est encore temps car la vieillesse n’est que «monnoie qu'on décrie » ."
Source : Marche Romane